Nouvelle

Préface de Raymonde April : traversée

7 janvier 2023

Madame Isabelle de Mévius, directrice générale et artistique du 1700 La Poste, signe la préface du catalogue de l'exposition Raymonde April : traversée. La voici dans son intégralité.

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Raymonde April, Arbre, 1988

Traversée

par Isabelle de Mévius

 

Née à Moncton en 1953, Raymonde April a vécu son enfance et sa jeunesse à Rivière-du-Loup. En 1975, elle termine ses études à l’Université Laval et définit sa démarche artistique de façon autonome pendant les années qui suivent. Elle devient plus tard professeure de photographie à l’Université Concordia. Elle vit et travaille à Montréal.

En 1978, l’artiste cofonde La Chambre blanche à Québec, l’un des premiers lieux de diffusion gérés par un collectif de créateurs photographes. Ce groupe attirera plus tard des artistes d’autres disciplines et un centre en art actuel sera conçu pour l’expérimentation des arts visuels et numériques. Raymonde April y trouve un noyau vital pour des échanges avec d’autres artistes afin d’avancer dans sa création et sa réflexion.

L’exposition Traversée lui offre une occasion d’explorer ses années de jeunesse et de retrouver ce ferment qui a fait émerger son monde photographique. En consultant ses archives, elle redécouvre les lieux qu’elle a habités, ceux de sa famille dans la maison du Bas-Saint-Laurent, mais aussi des portraits inédits de ses amis du milieu culturel et autres qui l’entouraient à l’époque.

Cette exposition propose la lecture d’une traversée temporelle de son travail artistique sur près d’une cinquantaine d’années. De nombreux voyages lui donnent l’occasion de vivre des expériences visuelles de mondes très différents. Une série de juxtapositions de grandes photos en couleurs du Québec et de l’Inde évoque ces traversées d’un continent à l’autre. La solitude des paysages québécois, moins peuplés, contraste avec les vues de la ville de Mumbai, foisonnante de monde et vibrante de couleurs.

Raymonde April, Dormeuse, 1988

Raymonde April, Dormeuse de l'ensemble Les coeurs en bois de rêve, 1988, impression au jet d'encre, 75 cm x 110 cm

 

Pour Raymonde April, la photographie représente une expérience de vie avec les autres. Avec le groupe Outre-vie/Afterlife, elle amorce une réflexion sur le thème du récit et des aléas de la mémoire, réunissant treize artistes dans des projets communs. Ceux-ci furent encouragés à explorer les univers des uns et des autres. À la suite de nombreux échanges, ils présentèrent leur démarche collective à travers le travail des images.

L’artiste déploie un processus de création où le sujet se vit de façon existentielle et introspective à l’affût de ses états d’être dans sa relation avec elle-même, les autres, les choses de son environnement et la nature. En parlant de Mumbai, Raymonde April dit : « J’avais besoin de créer des images pour comprendre ce qui se produisait autour de moi. »

Son travail est autobiographique dans la façon d’aborder les prises de vue. Un naturel et une pudeur caractérisent l’intimité qui se dégage de ses œuvres et en font valoir toute la sincérité. Chaque image laisse deviner une histoire sous-jacente qui la concerne dans son quotidien. Elle développe alors un vocabulaire pictural qui se déploie dans la juxtaposition des photos, formulant une narration poétique sans toutefois construire un récit explicite ou documentaire. Les rêves et la vie intérieure, importants pour l’artiste, sont intégrés dans sa conception de l’image, où le réel et la fiction s’entrecroisent de façon très subtile et analytique.

Raymonde April, Autoportrait, 1997

Raymonde April, Autoportrait de l'ensemble L'arrivée des figurants, 1997, Épreuve à la gélatine argentique, 120 cm x 88 cm

 

Sa démarche artistique s’apparente, par moments, à celle que l’on trouve en peinture. Certaines photos d’elle-même dans les tons noir et blanc peuvent faire penser à un portrait de circonstance de style classique. Les peintres de la Renaissance italienne l’inspirent dans leur recherche sur la perspective et par l’introduction de plans multiples dans l’architecture d’un tableau. Raymonde April aime la construction dans son image et choisit parfois un décor pour « bouger dedans », comme elle dit. Elle semble se placer avec son appareil photo devant une fenêtre pour regarder ce qui se passe dans le monde afin de mettre ce dedans et ce dehors en communication. La prise de vue se conçoit alors comme une sorte d’installation dans laquelle les plans se superposent en dédale et où le regard se promène d’un lieu à l’autre.

Cette exposition propose un triple nouage entre une traversée temporelle, une traversée géographique et la question du rapport à l’autre dans le travail artistique de Raymonde April. Celui-ci débute dans son jeune temps par une expérience esthétique de la photo argentique; plus tard, la découverte des continents entre l’Europe, l’Inde et le Québec pendant ses voyages lui permet de saisir les visions colorées qui s’offrent à elle. Dans sa quête photographique, l’artiste interroge le lieu de l’Autre, qui semble la traverser dans son histoire personnelle quotidienne, inlassablement.