Nouvelle

L'ancien et le nouveau: Gilles Mihalcean

11 janvier 2022

« Même s’il n’a pas baigné dans la culture roumaine de ses ancêtres, Gilles Mihalcean intègre la pratique de l’art de sa lignée paternelle. Son arrière-grand-père était sculpteur et peignait des icônes pour les églises, son grand-père coulait des statues religieuses en plâtre, tandis que son père, constructeur, possédait une menuiserie où Gilles Mihalcean commence tout jeune à manipuler le bois, à modeler la terre qu’il trouve dans la rivière et à s’initier au maniement des outils. »

Isabelle de Mévius

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Gilles Mihalcean, Autoportrait de Dieu (pour mon père) (1998), bois et granit, 188 x 60 x 62 cm, Collection du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal

 

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Constantin Brancusi, La Colonne sans fin III (avant 1928), bois (peuplier), 301.5 x 30 x 30 cm, Centre Pompidou, Paris

 

Un nom suffit-il pour éveiller chez un homme le ressouvenir de sa culture d’origine ? Peut-être serait-on tenté de le croire face aux sculptures de Gilles Mihalcean, anciennement Gilles Marchand, qui reprit un jour le nom ancestral de ses pères. Bien qu’on ne lui ait pas inculqué la langue roumaine durant son enfance, l’artiste a développé une démarche artistique qui apparaît comme une quête : celle d’un langage universel pouvant articuler ce qu’il ne peut dire en mots.

Au sein de l’exposition à son nom présentée au 1700 La Poste, une œuvre en particulier suggère que ce langage aurait toujours été gravée dans l’inconscient de Gilles Mihalcean. Il s’agit de l’œuvre Autoportrait de Dieu (pour mon père), qu’il dédie à celui-ci pour lui rendre hommage après sa mort. L’œuvre est constituée d’une foule d’objets de bois récupérés dans l’atelier paternel de menuiserie. Solidement ancrée sur un socle en granite, l’imposante sculpture percée de vides laisse entrevoir quels étaient ces objets avant la destruction de leur contenu ou de leur fonction d’origine. 

Il fallut procéder à cette déconstruction afin de construire l’œuvre elle-même, par l’imposition d’une forme extérieure qui cerne les objets comme une gaine. Mihalcean détourne le sens des objets en découpant la structure à l’aide d’une toupie afin de révéler le bois qui est leur matière première. Engagé dans ce processus, l’artiste ne sait pas consciemment ce qu’il fait, mais il questionne : si dans l’espace infini de Dieu tombaient les objets des Hommes, que ferait-Il avec ça ? Les réduisant à l’état de matière brute, en formerait-Il un être à son image, se demande l’artiste, comme l’enfant jouant avec la neige ? 

Connaissant le lien de Mihalcean avec la culture roumaine, on peut s’étonner qu’il n’y ait dans Autoportrait de Dieu aucune allusion intentionnelle à la Colonne sans fin1 de Constantin Brancusi. Les deux sculptures reprennent pourtant un motif géométrique semblable, enchaîné à la verticale. D’après Gilles Mihalcean, la démarche de Brancusi diverge cependant de la sienne, car elle ne comporte pas de moment de destruction. Brancusi ne travaille que la forme extérieure dans divers matériaux et le module tridimensionnel qui la compose pourrait se reproduire à l’infini; le travail de l’artiste, conceptualisé d’avance et ancré dans sa spécificité culturelle, progresserait sur le mode de l’affirmation calme et assumée. Réaliser l’objet occasionnerait alors une certaine paix, par opposition aux incertitudes de la démarche de Mihalcean.

Si les deux œuvres se ressemblent, ce serait moins par la méthode de travail des artistes que par le symbolisme qu’elles évoquent pour qui les observe. On retrouverait dans ces sculptures une représentation de l’axis mundi, ou axe cosmique du monde. Toutes deux rappellent d’ailleurs les piliers funéraires du sud de la Roumanie appelés « colonnes du ciel », qui ont pour fonction symbolique de faire le lien entre le ciel et la terre, l’esprit et la matière, Dieu et la création. Autoportrait de Dieu (pour mon père) et Colonne sans fin auraient en commun ce pouvoir de réconcilier les contraires : l’intérieur et l’extérieur, le haut et le bas, la forme et la matière. Brancusi travaille cependant à partir d’éléments traditionnels auxquels il donne une portée plus grande et une nouvelle dimension qui les intègre à l’histoire de l’art européen. Mihalcean quant à lui se questionne toujours au sujet de sa propre culture, plus jeune, celle du Québec dont les attributs formels se cherchent encore. En artiste post-moderne, il assume l’aspect local de sa perspective en montrant ce qu’elle partage d’universel avec celle des artistes qui ont fait l’histoire. 
 

« Il n’existait plus, mon père, depuis 1998. L’objet de son corps avait été emporté par la disparition. Seuls quelques souvenirs tentaient de réparer son absence, qui laissait derrière elle l’appréhension. J’avais commencé ma sculpture, que j’imaginais déjà comme une sorte de moulin à disparition dont la forme oscillerait entre sérénité et colère. Il me fallait toucher et voir l’objet du manque. J’ai fabriqué un grand volume cylindrique avec les matériaux de bois que mon père avait accumulés dans son garage à L’Abord-à-Plouffe : des rampes d’escalier, des parties de tables et de chaises, des ustensiles, des manches d’outil, des madriers calcinés et bien d’autres choses encore. Je les ai assemblés sans intention esthétique jusqu’à ce qu’apparaisse ce volume hirsute et compact qui allait me servir à tailler la géométrie du perdu en effaçant, à l’aide d’une toupie, l’identité de ces objets pour les ramener à leur origine boissue. »

Gilles Mihalcean